Déconstruire la notion du genre pour mieux se construire : un entretien avec Cara Tierney

Installation « They » à l’entrée de la Galerie d’art d’Ottawa. Photo par Cara Tierney.

Par Emmanuelle Gingras

Il y a maintenant 2 ans que la Galerie d’art d’Ottawa accueille en ses lieux le public avec son installation emblématique « They ». Aussi large et imposante que la binarité, l'œuvre instaure un environnement inclusif et sécuritaire depuis sa construction. Pour le préserver, la Galerie d’art d’Ottawa a, en début décembre, atteint son objectif monétaire pour acheter l'œuvre de Cara Tierney afin de l'accueillir dans sa collection permanente. Le Pressoir se penche sur l’artiste pluridisciplinaire, qui oeuvre principalement dans la région d’Ottawa.

Parmi les réalités qui unissent les gens qui mettent les pieds à la galerie, tous se sont vus imposés un genre à la naissance. Et si, pour un instant, chaque personne laissait tomber les barrières de la binarité femme/homme?  Dans quel genre de société viverions-nous ?  C’est la question que pose au public Tierney. L’artiste suggère qu’il en résulterait une société généralement plus libre, avec davantage d’espace pour approfondir sa connaissance de soi. « [Le genre est un] système de contrôle forcé sur notre société de manière à créer des inégalités »,  pour reprendre les mots de l’artiste.

Non. Pas l’artiste. Il faudrait plutôt dire ; le.la militant.e. Iel se considère comme activiste et en tant que personne trans avant tout car « tout le monde peut-être artiste ». Du moins, tout ceux.celles qui vivent en marge de la culture dominante cis hétéronormative ou des multiples modes d’opressions coloniales doivent faire preuve d’une créativité sans pareil, explique Tierney.

Iel fut notamment l’une des premières personnes a porter plainte auprès du Musée des beaux-arts du Canada, lorsque l’institution artistique fédérale avait invité le polémiste Jordan Peterson pour une discussion, il y a environ 4 ans.

« Je suis certain.e que s’il avait été question d’un individu connu pour être anti-sémite, mais qui avait aussi des connaissances intéressantes en psychologie et en art, on ne l’aurait pas invité pour venir en parler », avait-iel revendiqué en entrevue avec CBC news.

L’artiste s’implique en donnant de multiples ateliers de sensibilisation sur la communauté 2SLGBTQIA+ auprès d’organismes variés, dont des centres médicaux. Sa vocation en vient même à ralentir la rédaction de sa thèse de doctorat, confie-t-iel. Une recherche qui, sans surprise, porte sur les relations entre la pédagogie, l’art et la créativité en lien avec le genre. Iel ressent un besoin plus pressant de faire une différence concrète et accessible pour sa communauté.

Photo de Cara Tierney au travail. Gracieuseté de l’artiste.

Tierney se voue entre autres à l’initiative Decommissioned qu’iel mène avec ses partenaires Chloë MacLeod-Boucher et fin xuan. Le trio encourage notamment les organismes et entreprises à leur envoyer leurs enseignes de salle de bain genrées. En échange, le groupe offre gratuitement des consultations sur le genre. Ces panneaux connaissent le même sort que celui d’un animal empaillé ;  accroché à un trophée de chasse. Les militant.e.s aimeraient les accumuler pour potentiellement en faire une grande installation, sur le long terme.

Au-delà de son activisme, son travail de consultant.e, ses études et sa vocation d’artiste de performance et d’installation, Tierney travaille aussi en enseignement dans la région, agit à titre de commissaire d'exposition, fait de la photographie, conçoit des vidéos et rédige même des bandes dessinées; 

Phantomtits, illustrée par Pascale Arpin, est une autofiction couvrant les méandres du système médical face à la réalité trans. Tout au long, on y suit Tierney dans son parcours pour sa mammectomie. Un point culminant dans son travail portant sur le genre, s’était extasié Bech Jax-Lynx, travailleur social trans d’Ottawa, dans le Charlatan. Le duo travaille présentement sur la création du deuxième tome, qui devrait être publié d’ici l’année prochaine. Le troisième est également entamé.

Langue de Molière : une barrière

Installation par Cara Tierney, dans le cadre de l'exposition « Face à Claude Cahun et Marcel Moore (2019-2020)». Galerie d’art d’Ottawa. Photo d'installation par Justin Wonnacott. 

Lorsque Tierney a été sollicité.e pour faire une entrevue pour Le Pressoir, iel s’est empressé de s’assurer qu’iel ne représentait pas un trop grand défi grammatical. 

Quoique né.e dans un petit village québécois et vivant toujours dans la province, Tierney a toujours trouvé plus d’espace pour explorer son identité trans dans les milieux anglophones ; question de circonstances, mais surtout de barrières langagières. La langue de Molière, étant très genrée, s’est souvent remise en question et est en évolution pour son potentiel inclusif, tel que démontré dans l’ajout récent du pronom « iel » dans le Petit Robert. 

Est-ce pour cette raison que son installation « They » n’est pas bilingue? Plus ou moins, explique Tierney. En réalité, iel est en désaccord avec la reconnaissance de seulement deux langues officielles au Canada,  considérant le passé colonial et la pluralité des cultures du pays.

Iel évolue de son art dans la langue où iel se sent le plus confortable de le faire, tout en espérant trouver davantage de cadres pour explorer en français.

Alors que la démarche artistique de Tierney revient souvent à l’idée de mettre en mots ce qui échappe aux mots, le corps est quant à lui son outil de prédilection. C’est pourquoi la performance est la forme artistique à laquelle l’artiste se rattache le plus. C'est à travers celle-ci qu’iel a le plus cheminé dans sa recherche identitaire;

« C’est la manière dont le corps crée une relation avec le langage ou trouble mes relations avec le langage. [...] Même si je travaille en sculpture, en bande dessinée ou en vidéo, c’est mon corps qui est le lien entre tous ces différents modes de diffusion. »

La démarche artistique est relativement simple, laissant paradoxalement aussi une béante place à la réflexion. Sans nécessairement être dans une approche radicale, les interventions de Tierney confrontent; faire fondre des glaçons accrochés à des chaînes imposantes sur son buste, agir comme agent.e de genre dans une salle de bain publique, intervenir régulièrement dans des lieux d’apprentissage vacants en écrivant sur les tableaux « I will not misgender » ou alors se raser en public. 

Malgré le travail continu, voir ardu, pour créer des espaces sécuritaires pour les gens bispirituels, transgenres et de genres non conformes, Tierney est très motivé.e pour sa cause et pour sa communauté. Il n’y a pas une expérience plus enrichissante qu’une autre pour l’artiste; iel croit qu’il y a toujours de la marge pour en apprendre davantage sur les modes de déconstruction du genre et pour se rapprocher d’un soi libre et authentique. 

Pour suivre le travail de Cara Tierney, consultez son site web et abonnez-vous à ses plateformes via les médias sociaux :

Site web : https://www.caratierney.com 

Instagram : https://www.instagram.com/tearkneeh/ & https://www.instagram.com/phantomtits/