ROME de Jean Marc Dalpé et Brigitte Haentjens au Théâtre français du CNA

ROME, ou tous les chemins mènent à l'oppression

Par Emmanuelle Gingras

Imaginez revivre ce qu’était le théâtre à ses tout premiers débuts : être assis·e pendant 7 h 30 de temps devant une série de tragédies comprenant une trentaine d'interprètes, vivre dans son intégralité cinq classiques majeurs de Shakespeare, portant sur une Rome soi-disant lointaine.

Photo : Maxim Paré Fortin

Imaginez avoir la confirmation que les tourments du privé et du public d’autrefois nous ont bel et bien suivis jusqu’à aujourd’hui. L’histoire se répète et, avec ROME, d’un texte de Jean Marc Dalpé et d’une mise en scène de Brigitte Haentjens, on s’assure de nous le rappeler. Cette catharsis massive démantèle les motivations de la domination et de la violence qui condamnent les sociétés et qui,  il ne faut pas l’oublier, se cachent en chacun.e de nous.

Et c’est là, juste là, que réside toute la tension de la pièce colossale présentée par Sibyllines au Centre national des Arts. Il n’existe pas de « safe space » définitif dans la définition du « nous ». Face à la pluralité, il faut soit se sacrifier ou sacrifier un bien commun. Tel est l’enjeu que rencontrent celles et ceux au pouvoir dont nous suivons l’histoire dans ROME. La pièce raconte, en ordre, les chutes et ascensions publiques et personnelles de Lucrèce, Marius Caïus, Jules César, Cléopâtre et Antoine, puis un bond dans le temps nous mène jusqu’à Titus Andronicus, interprété·e·s avec brio par Alice Pascual, Sébastien Richard, Madeleine Sarr, Jean-Moïse Martin, et Alex Bergeron.

© Maxim Paré Fortin

Les comédiens de la pièce sont sa plus grande force et n'auraient pu être mieux choisis, avec aucun des personnages perdus dans la distribution massive ni dans les costumes aux inspirations punk assez uniformes. Chaque prise de parole résonne, chaque action est minutieuse, chaque personnage détonne, mais pas d’une mauvaise façon. Brigitte Haentjens est une cheffe d’orchestre des corps; comme à l'habitude, elle sait traduire où les impulsions et des douleurs de l’esprit doivent se libérer dans ceux-ci. L'œil n’est jamais ennuyé grâce au dynamisme des mouvements, qui frôlent la chorégraphie avec une utilisation de l’espace où profondeur et niveaux sont exploités pleinement. Sébastien Richard est époustouflant, méconnaissable avec son mohawk, où il incarne le chaos à travers la structure.  À lui seul sa présence perce la scène et coupe le souffle à main nue.

Photo : Maxim Paré Fortin

Une mention spéciale pour  la réécriture des textes par Jean-Marc Dalpé, dans un parler qu’il considère comme franco-ontarien, mais où différents registres se glissent. Ainsi, il fait de ROME une œuvre accessible facilitant l’écoute de la pièce inhabituellement longue. Un « câlice » par-ci, un « Prends ça molo » par-là : le franc-parler comme comedic release. Seul point faible : l'incohérence occasionnelle de son utilisation, avec des conventions pas toujours claires et où les interprètes fluctuent parfois maladroitement entre le français international et celui typiquement nord-américain.

Même si ROME est accessible, elle n'est jamais complaisante avec nombre de propos qui provoquent des vagues de nausées. Rien de moins que le poème dramatique du viol et le suicide de Lucrèce par Sextus Tarquin pour lancer ce marathon théâtral. Cette notion du privé trace le chemin à travers toutes les trahisons politiques qui caractérisent chacune des cinq pièces, pour ne pas dire les cinq dernières années de la politique américaine. La pièce transpire Trump, le conspirationnisme, le sexisme, le mouvement #MeToo et le rapport entre les classes sociales.

Photo : Maxim Paré Fortin

Les interprètes Leïla Donabelle Kaze, Gaetan Nadeau, Irdens Exantus et Marc Béland sont des baumes contre toutes les questions violentes posées par la pièce; leur présence est rassurante, à la fois familière et viscérale, et leur jeu hilarant. Les nombreuses tentatives de moments de comiques, qui allègent la trame, sont condamnées à laisser un arrière-goût amer, reflétant la tension brillante au cœur de la pièce.

Ce sentiment d’amertume omniprésent résume l’état général : celui du malaise derrière ce qui nous apaise collectivement. Pourquoi la domination? Pourquoi la guerre? Pourquoi la réconciliation? Pourquoi la vengeance? Pourquoi le désir de la mort? Pourquoi, malgré tout, le désir omniprésent pour la renaissance et la reconstruction? Où se trouve la fin de ce cercle vicieux? Comment apaiser le vice lui-même? L’enfer est peut-être bel et bien les autres.

ROME est une expérience théâtrale vitale. Un miroir craqué dans lequel il faut se regarder… ou continuer de s’enfuir, condamnant l'œuvre à rester d’actualité pour un autre millier d’années.