Les Foley, d’Annie-Claude Thériault : la mémoire dans les veines

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Par Geneviève Lessard

En secondaire 4, je prenais mes cours d’histoire du Québec et du Canada un peu trop à cœur. Entre autres fixations, je n’arrivais pas à me défaire d’une grande tristesse à l’idée de ce qu’avaient pu vivre les personnes qui s’étaient embarquées vers l’Amérique en sachant qu’elles ne reverraient probablement jamais celles qu’elles laissaient derrière. La déchirure m’apparaissait d’autant plus tragique qu’elle survenait à une époque où l’on ne pouvait pas « aimer » les photos de bébé de ses proches éloignés grâce à Facebook. Malheureusement pour moi, la dimension émotionnelle de la colonisation n’était pas à l’examen du ministère.

Les premières pages du roman Les Foley répondent à mes préoccupations adolescentes en peignant une scène qui a dû se produire des milliers de fois dans l’histoire de l’humanité moderne : au port de Cobh, en Irlande, une fillette résiste au courant de la foule qui l’emporte vers un navire en partance pour le Canada. Le temps se fige, et elle hésite entre suivre son père et ses deux frères, ou s’enfuir à toutes jambes pour regagner la sécurité des jupes de ses tantes et de sa grand-mère. Des secondes charnières qui s’écoulent, lentes et lourdes de l’importance qu’elles auront sur son existence à elle, et sur celles des Foley qui suivront.

C’est l’onde de choc de cette rupture, ressentie par les cinq générations suivantes, qui est captée dans le roman d’Annie-Claude Thériault. D’un chapitre à l’autre, une trentaine d’années s’écoulent au cours desquelles l’histoire des Foley tangue entre la continuité, qui se manifeste dans les superstitions étranges et les rengaines répétées, et le changement qui se fait sourd et tectonique. D’un continent à l’autre, d’une langue à l’autre et malgré les mœurs qui se transforment, les cuisines des Foley continuent de sentir le caramel et la tourbe brûlée.

Si le titre et la prémisse du roman pourraient suggérer une épopée familiale un peu « matante » à la Marie Laberge, cette appréhension se dissipe rapidement. La lignée racontée par l’autrice est composée de femmes fortes, complexes et magnifiques. Des femmes qui portent l’Irlande dans leurs iris, savent réchauffer les corps et ne s’en laissent pas imposer. Des femmes qui sont habitées d’instincts dont elles ne connaissent pas toujours l’origine, dont le quotidien, sans qu’elles en aient pleinement conscience, s’inscrit dans une histoire bien plus grande que la leur. Celle-là même qui est dévoilée au lecteur.

Les mots d’Annie-Claude Thériault suscitent des images vivides et s’accompagnent de parfums capiteux. Ses phrases courtes et haletantes ne restent pas couchées sur la page. Elles viennent nous chuchoter à l’oreille les terres de l’Irlande, la mer et la forêt néo-brunswickoise. Très forts, mais à demi-mot, ils nous poussent même à imaginer les histoires qui coulent dans nos propres veines.

« Maman avait évidemment pensé à préparer une glacière avec du Tang, des sandwichs aux tomates et d’autres au lobster paste. Elle pense toujours à tout, maman. Elle n’oublie jamais que nous aurons faim. Elle n’oublie jamais rien. Elle connaît nos desserts préférés et reconnaît le souffle de chacun d’entre nous, même lorsqu’on dort. Il n’y a que nos prénoms qu’elle confond parfois. »

Les Foley             
Annie-Claude Thériault  
Éditions Marchand de feuilles

Lors du Salon du livre de l’Outaouais 2020, Annie-Claude Thériault a remporté le prix littéraire Jacques-Poirier pour son roman Les Foley. Ce prix récompense les auteurs originaires de l’Outaouais ou vivant dans la région.

À propos de l’autrice  
Après avoir grandi à l’ombre des deux géants d’eau de Masson-Angers, Geneviève Lessard a immigré dans le quartier Wrightville du secteur Hull de Gatineau. Travailleuse du texte, elle traverse le pont Alexandra presque tous les jours pour aller traduire des mots à Ottawa. Elle écrit même les siens, lorsque son patron ne regarde pas.